Les Valorisations Sont en Majorité Beaucoup Plus 'Raisonnables'

June 17, 2020 | By: Olivier Guyot


Le 4 juin, le groupe Puig officialisait une prise de participation majoritaire dans la marque de cosmétiques Charlotte Tilbury. Une opération majeure, qui valoriserait la société britannique à plus d’un milliard d’euros et, de fait, le premier "deal" d’une telle envergure pour l’industrie depuis le déclenchement de la pandémie de Covid-19. Pour FashionNetwork.com Elsa Berry, directrice générale de Vendôme Global Partners qui accompagne les opérations de fusions et acquisitions d’acteurs européens et américains du luxe, analyse cet accord et le contexte du M&A.



Elsa Berry, Directrice Générale | Vendôme Global Partners

Elsa Berry, Directrice Générale | Vendôme Global Partners



FashionNetwork.com : Le groupe familial espagnol Puig vient de racheter Charlotte Tilbury. Vous aviez accompagné Dries Van Noten lors de son rapprochement avec le groupe catalan, que pensez-vous de cette acquisition et de sa valorisation ?

Elsa Berry : 
Je pense que Charlotte Tilbury a su bien finaliser ce dossier, qui a tout de même été lancé il y a un moment. La valorisation est réellement élevée, car c’est une transaction qui intéressait aussi des acteurs comme Unilever, L’Oreal, Estée Lauder, et Shiseido. Puig a eu une approche intéressante en travaillant avec BDT Capital Partner qui a pris une part minoritaire au capital et qui a une bonne réputation. Le groupe Puig est ambitieux et la famille vise la barre des 3 milliards d'euros de chiffre d’affaires. Quand une marque ou une affaire les intéresse, ils sont très rigoureux dans leur analyse, mais savent aussi payer le prix pour l’emporter...même si c’est un prix élevé. Ils sont très sensibles à la qualité des équipes, leurs valeurs, et au "fit" culturel entre les deux sociétés. La question qui se pose sera de voir comment ils vont développer la marque dans le temps et comment ils vont atteindre leurs objectifs de retour sur cet investissement. Mais, pour les avoir côtoyés sur un autre dossier, je dois dire que je suis impressionnée par leurs équipes et leur vision. Ils sont aussi patients.


FNW : Le contexte de la crise du Covid-19 a mis en lumière les multiples importants de cette acquisition. Est-ce que la crise a décanté les dossiers ou plutôt compliqué les échanges ?

EB : 
Globalement et dans un premier temps, cela a gelé les situations. Plusieurs dossiers engagés avant la crise ont été abandonnés, mais certains sont déjà revenus sur le marché...avec des attentes plus basses. Les valorisations sont aujourd’hui pour la grande majorité des transactions beaucoup plus “raisonnables”. Même le deal LVMH-Tiffany pourrait faire l’objet d’une renégociation du prix.

Durant la première partie du confinement, les investisseurs financiers / private equity se sont d’abord focalisés sur les sociétés de leurs portefeuilles, et la gestion du cash et de leurs équipes. Les autres participants du luxe - qu’il s'agisse des très grands groupes, ou des participants mid cap - ont également été focalisés sur la gestion des équipes à distance, sur les fermetures des magasins et sur leurs opérations à optimiser dans un contexte totalement inconnu.

Peu d’opérateurs pensaient au M&A, mais cela change…et vite.  Les faillites se multiplient et certains repreneurs, spécialistes de sociétés en retournement, avancent leurs pions. Même si personne ne sait combien de temps durera cette crise, ni quel sera le “new normal”, ni quand et comment les consommateurs reprendront leurs achats, ce qui est clair c’est qu’il y aura des perdants et des gagnants. Les grands groupes continueront a grandir, et sont déjà en train de préparer leurs stratégies d’acquisition. Beaucoup de sociétés plus petites ne pourront pas survivre.

 FNW : Quelles sont les opportunités à court terme dans le M&A?  Y aura-t-il des repreneurs prêts à acheter ces marques déstabilisées et fragilisées par la crise? 

EB : 
Oui, bien sûr, on va voir beaucoup d’activité. On le voit déjà avec les restructurations et les mises en faillites, qui sont des cibles naturelles. Certains actifs sont aujourd’hui à des prix très bas. Aux États-Unis, on a vu les dossiers de Neiman Marcus, JC Penney, et même de John Varvatos (repris il y a peu par Lion Capital). Il y a aussi les sociétés qui sont spécialistes de la reprise de marques (leur IP, avant tout) et qui, ensuite passent des accords de licence pour maximiser le flux des royalties (marchés géographiques, certaines catégories de produits ou même des réseaux de distribution), avec un business model tout à fait à part et qui peut réussir pour les nouveaux actionnaires, mais très souvent au dépend de la qualité de la marque sur le long terme. Ils sont à pied d’œuvre. C’est leur moment.

FNW : Et les Kering, Richemont et LVMH ?

EB : 
Au niveau des géants du luxe, ils sont très clairement en train d'actualiser leur mapping de cibles potentielles. Ces listes peuvent inclure des sociétés comme Burberry, PradaFerragamo, Tod’s, mais aussi les groupes cotés américains, Tapestry et Capri, et d’autres encore. Il y aura aussi beaucoup de marques plus petites, qui auront besoin de se vendre, mais je ne pense pas qu’elles intéressent les grands du luxe, à ce stade en tout cas. Certains grands du luxe regarderont a intégrer leurs fournisseurs, d’autres a se renforcer dans la distribution. Par exemple, le groupe Swatch, qui a moins de magasins que ses concurrents, pourrait se renforcer dans le retail multimarque.

FNW : Ne peut-on pas aussi voir les acteurs chinois se positionner pour des rachats ?

EB :
 En effet. Au milieu de la crise, en mars, Fosun a officialisé le rachat du joailler français Djula, avec l’intention de le développer en Chine (Le groupe chinois a acquis 55 % de l’entreprise et promet d'investir 26 millions d’euros pour la développer à l’international). Le luxe a aujourd’hui deux principaux leviers de croissance : les Chinois et les Millennials. Mais les Chinois ne voyagent plus. Cela veut dire qu’ils vont acheter chez eux. Certains opérateurs chinois vont vouloir reprendre des marques en Europe ou États-Unis pour les développer en Chine. 
 
FNW : Mais que pensez-vous de la situation des marques premium qui réalisent plusieurs dizaines de millions d’euros. Sont-elles des cibles ?

EB :
 Le Covid a fragilisé beaucoup de marques qui n’avaient pas assez de solidité financière, ou étaient trop petites pour supporter une telle crise. Le Covid-19 a de plus accéléré les tendances préexistantes du secteur - il suffit de regarder la situation des department stores aux États-Unis. Le problème des invendus, les besoins de financement du cycle long de la mode, la nécessité d'investir dans le développement durable et les nouveaux investissements indispensables dans un nouveau monde avec moins de retai l: le digital et les contenus nécessaires pour dialoguer avec les consommateurs, etc. Les petites structures ne sont pas équipées et sont déjà fragiles. Pour beaucoup d’entre elles, vendre à un bon partenaire devient indispensable. Certaines fermeront. Pour beaucoup d’entre elles, c’est une crise de liquidités et une crise existentielle. D’un autre coté, certaines sociétés s’accrocheront encore à des valorisations qui ne sont plus réalistes.

FNW : Quelle est la situation actuelle sur le plan des valorisations?

EB :
 Les valorisations ont beaucoup baissé. Une étude récente du BCG (Boston Consulting Group) portant sur les sociétés cotées dans le luxe et la mode, montre que nous sommes passés d’un multiple moyen de 11.6x de Ebitda, au début de 2020, à 6.9x au pire du confinement. C'est plus de 40 % de baisse. En ce moment, le multiple moyen est de 8.6x, soit environ 25 % de baisse par rapport a janvier 2020. Les transactions réalisées en période de crise sont souvent les meilleures sur le long terme. Et je suis persuadée que nous allons voir une activité soutenue dans le M&A. Certaines cibles sont moins dans l’urgence de vendre et seront sans doute un peu refroidies par les nouvelles valorisations. Mais plus la crise se prolonge, plus il sera difficile de rester autonome.

FNW : Quelles options ont les marques ?

EB :
 Pour les marques qui sont encore en relativement bon état, et qui sont 'différenciantes' par rapport au consommateur, il y aura des options. Je pense notamment a une approche au cours de laquelle les repreneurs intéressés commencent par construire une relation avec les cibles et avancent, moins comme prédateurs ou repreneurs “obligés”, et davantage comme partenaires stratégiques sur le long terme.

Cela peut conduire à des transactions, comme nous en faisons souvent dans le cadre de notre activité, ou l’actionnaire de la cible reste au capital et réalise une augmentation de capital auprès d’un partenaire (minoritaire par exemple) dont il partage la vision et qui peut l’aider sur ses zones de fragilité. Cela peut se travailler comme un vrai “win-win” sur le long terme. Je pense aussi que nous verrons davantage de transactions structurées avec des prix indexés en partie sur les résultats du futur.